L'interpretation de l'oeuvre d'art et l'interprétation psychanalytique : une histoire de sujets …

Entre Vladimir

ESTRAGON: Rien à faire

VLADIMIR: Je commence à le croire. J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir soit raisonnable, tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. Alors, te revoilà, toi.

ESTRAGON : Tu crois ?

VLADIMIR : Je suis content de te revoir . Je te croyais parti pour toujours.

ESTRAGON: Moi aussi

VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? Lève-toi que je t'embrasse.

ESTRAGON: Tout à l'heure, tout à l'heure.

VLADIMIR: Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?

ESTRAGON: Dans un fossé.

VLADIMIR: Un fossé ! Où ça ?

ESTRAGON: Par là.

VLADIMIR: Et on ne t'a pas battu ?

ESTRAGON: Si… pas trop.

VLADIMIR: Toujours les mêmes?

ESTRAGON: Les mêmes? Je ne sais pas.

VLADIMIR: Quand j'y pense… depuis le temps… je me demande… ce que tu serais devenu… sans moi… Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.

Acte premier de la pièce « En attendant Godot », Samuel Beckett

Le sujet de l’épreuve du concours était : Commentez et interprétez. La tâche est complexe : c’est obscur, abscond. On ne sait pas d’où viennent ces deux personnages, où ils vont, ce qu’ils attendent vraiment (Dieu, la mort) d’accord mais après ? S’il fallait que j’explique un phénomène scientifique par exemple, il faudrait que je mette en évidence un processus causal antécédent (Ex: la photosynthèse est un processus produit par un phénomène solaire). Là il faut que j’interprète donc que je donne un sens …

Je consulte mon Littré : l’interprétation saisit une unité au sein d’une multiplicité, ce qui fait sens. Là l’unité je ne la vois pas … Je poursuis : elle peut se développer à l’infini. Ca ça m’arrange … C est là que me viennent plein d’idées sur le message que l’auteur a peut être voulu nous transmettre : ces deux personnages sont des vagabonds qui se retrouvent et échangent sur leur rencontre; ils semblent ne pas pouvoir se passer l’un de l’autre. Le dialogue est vif, scandé de soupirs et de regrets …, pas très gai tout ça … dormir dans un fossé, que dire ? Si j’essaie d’interpréter : ces deux personnages symbolisent l’errance de l’homme à la recherche de son double, le moi autre, sa moitié. Leur paroles noient l’attente existentielle de la mort. En écrivant ça, je me demande si c’est la vérité; la vérité de l’auteur du moins et si je ne fais pas dire au texte au fond ce que j’ai envie d’entendre … L’interprétation de l’oeuvre d’art Beckett a-t-il réellement pensé à tout cela en l’écrivant ? Ne suis je pas en train de trahir l’auteur en lui faisant dire n’importe quoi … Du coup je m’arrête. « Traduire c’est trahir » disait Galillée. Pourtant ce texte me parle; il me fait réagir. Mais ai-je le droit ? Ne vais-je pas le rendre vulgaire, lui ôter son charme, sa puissance d’évocation ? Pour Aristote, l’interprétation a pour tâche de réduire le changeant, l’aléatoire, le multiple à l’identique : on interprète pour ne plus avoir à interpréter; n’est ce pas un peu réducteur ? Qu’est-ce au juste l’interprétation en littérature ? Pour tenter de répondre à cette question, trois idées : L’interprétation comme reconstruction, compréhension et expérience de l’être là. Le travail interprétatif est toujours un travail de reconstruction a priori; le sens n’est pas transcendant à l’image qui par anecdote lui serait L’interprétation de l’oeuvre d’art associé; il est le fruit d’un sujet lisant, découvrant un texte. Le sens n’est donc pas unique. Eminemment subjectif ! L’autre raison pour laquelle il est construction est la nature symbolique de l’oeuvre d’art en général : l’oeuvre appartient à celui ou celle qui la lit et décode l’univers symbolique qui s’y joue; les mots là n’ont pas de fonction utilitaire, ils ne renvoient pas à des référents connus et codés : la littérature est hors cadre. Interpréter ce n’est donc pas savoir ce que l’auteur a voulu transmettre, c’est trouver une chaine d’évocations qui se répondent. La métaphore par exemple repose sur cette capacité de démultiplication des évocations qui s’expliquent les unes les autres, se renforcent, se complètent, fonctionnent en échos. Le texte a donc besoin d’un sujet qui construit ce sens. Mais peut-on supporter l'idée qu'il y a ou qu'il pourrait y avoir une infinité d'interprétations possibles ? Et la multiplication à l'infini des interprétations ne nous reconduirait-elle pas à L’interprétation de l’oeuvre d’art une forme de relativisme ? Nietzsche répond à ce problème à partir du concept de Züchtung, de maîtrise ascendante. Le pluralisme n'est pas synonyme d'anarchie, de nihilisme - toutes les pulsions ne se valent pas au regard de la vie. Le mouvement des pulsions peut être spiritualisé, élevé, éduqué, il ne conduit pas nécessairement au laisser-aller, à la retombée dans le “vulgaire “. Interpréter c‘est comprendre : C’est prendre le texte dans une globalité et appréhender le contexte. Nous ne pouvons nier que le texte interprétatif a été écrit à une certaine époque, par un auteur engagé dans un lieu, une vie politique. C’est ici que nous voyons que l’interprétation est prise entre opinion et science.

L'historicité de l'interprétation est en rapport avec le temps, et avec l'essence temporelle de l'homme. La temporalité est une donnée irréductible de l'interprétation. Le sens ne se donne pas d'emblée. La temporalité de la compréhension intervient directement dans la reconstitution du sens. L'effacement de la différence, impliquée par la conservation du sens du texte interprété au sein du texte qui l'interprète est cette tâche spécifique de restitution que Schleiermacher assigne à l'herméneutique. C'est pourquoi il considère qu'à côté du travail “positif " de compréhension, qui vise à mettre en lumière le sens caché du texte et qui repose sur le respect des règles grammaticales, s'impose un travail d'ordre psychologique. “Tout acte de compréhension est pour Schleiermacher l'inversion d'un acte de discours, la reconstruction d'une construction”.

Le problème de l'implication du sujet dans l'interprétation mérite donc d'être reconsidéré eu égard au fait que cette implication apparaît comme partie intégrante de l'interprétation. Malgré la recherche d'un sens qui s'impose objectivement, force est d'admettre qu'il y a toujours une certaine projection de soi dans l'autre. L'interprète qui cherche à déceler les influences externes et les intentions internes du texte apporte aussi ses propres préjugés et attentes dans le message délivré par l'autre. L'implication du sujet qui raconte, qui analyse et qui comprend, dans les actes du sujet observé, ne constitue pas un défaut pour l'interprétation, elle en fait l'intérêt même. On peut comprendre ici pourquoi Platon voulaient chasser les poètes de la cité car ils s’attachaient à des simulacres, des illusions, des erzats de réel. La poésie passe d’abord par l’écoute et les sens sont trompeurs. Pour Hegel au contraire, l’art fait la jonction entre le sensible et l’intelligible mais apparait d’abord aux sens; il n’est pas la pâle copie du réel et donc appelle l’interprétation.

L'interprétation révèle que l'homme est un être qui s'interroge en interrogeant les autres sur ce qu'ils ont voulu ou veulent dire. Elle correspond à une modalité originale de rapport de l'homme au monde : dans l'explication scientifique, l'homme se rend possesseur de l'objet de son investigation, dans le dialogue interprétatif le sujet n'impose pas aux choses un sens mais laisse le sens émerger de la chose même. “Le véritable événement herméneutique, écrit Gadamer, consiste dans la venue à la parole de ce qui est dit dans la tradition. C'est donc ici, a fortiori, qu'il est exact de dire que cet événement n'est pas notre action sur la chose, mais bien l'action de la chose elle-même”. L'interprétation qui doit mener à la compréhension abolit la hiérarchie entre l'interprète qui prend possession d'un texte muni d'une technique éprouvée et celui qui se laisse passivement saisir. Gianni Vattimo explique, dans L'éthique de l'interprétation, que “L'herméneutique vise à constituer un langage commun entre l'interprète et le texte ». Le mode interprétatif, ce rapport du sujet à ce qu’ il entoure, rappelle qu’il n’existe pas un sens préexistant à un texte ou même un auteur qui aurait souhaité passer un “message” universel et unique. Le monde ne préexiste pas à l’oeuvre d’art. Elle devient oeuvre d’art quand elle est regardée, lue, donc interprétée; c’est l’oeuvre d’art qui crée la rencontre entre le sujet et son auteur et non pas l’auteur qui crée l’oeuvre. Par son travail interprétatif, l’esthète fait vivre l’oeuvre d’art et ce regard lui donne sa legitimité, dans un être là que définit Heidegger comme le « da sein ».

Ce n’est donc ni le vrai ni le vraisemblable que tente de toucher la démarche interprétative mais le possible. On ne connait pas mieux l’auteur d’un texte en l’interprétant mais on se connait mieux soi même. Si je tentais de résumer ces quelques idées, je dirais qu’il est toujours une difficulté dans le fait d’interpréter. Savoir si on est au coeur de la vérité du texte ou de l’oeuvre d’art est une préoccupation humaine. Il me semble que finalement interpréter est qu’ on le veuille ou non mettre une partie de soi dans le champ infini des possibles interprétatifs d’un texte auquel l’auteur a donné naissance et que le lecteur signe. Cette oeuvre, une fois interprétée en dira plus sur le lecteur que sur l‘auteur, interrogeant la projection. C’est de cette rencontre là que naît l’oeuvre d’art.

Roland Barthes notait à ce sujet: « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. ». Aucune oeuvre d’art n’est aboutie avant d’être signée par le sujet interprétant. La projection, ce mécanisme de défense, dont tous les psychanalystes pensent se défendre deviendrait-il un outil précieux ? Sans doute car c’est bien l’inconscient du texte qui entre en lien avec celui du lecteur. C’est pourquoi on ne peut pas expliquer un texte; on ne peut que l’interpréter comme toute production humaine.

Mais est-ce si différent quand il s’agit du discours d’un patient avec le psychanalyste ? N’est-ce pas grâce à ce phénomène complexe de projection que l’interprétation du psychanalyste prend tout son sens ? Le discours parlé du patient appelle le jeu symbolique du psychanalyste .Les mots dits sont dénués de leur fonction utilitaire, coupés du réel, dans un espace factice, fabriqué de toute pièce, afin qu'il ne rencontre surtout pas le réel. Et le discours seul n’est pas valable. Il doit être reçu donc interprété par un tiers. Finalement toute réception humaine n’est-elle pas interprétation ? Le rapprochement entre le processus artistique et le cheminement psychanalytique est troublant.. Est -ce à dire que le patient devient l’artiste de sa propre vie et que comme en littérature, la naissance du patient doit se payer de la mort du psychanalyste, pour reprendre les mots de Barthes ? Je vous laisse la liberté d’interpréter cette phrase.

J’ai compris, je crois, pourquoi le texte de Samuel Becket me parle tant et que je me suis souvent opposée à l’idée d’un auteur sombre dont les personnages attendent la mort : Vadimir et Estragon sont des personnages humains, terriblement humains, douleureusement humains, réduits à l’essentiel, sans artifice et qui vont jusqu’au bout de leur désir d’attendre sans jamais abandonner. Ce qui les maintient en vie ? Jamais ils ne renoncent à se parler même si leurs mots souvent ne veulent plus rien dire. Ils ne font pas que parler dans une forme de psittacisme stérile … Ils se répondent, se disputent, se chamaillent, se cherchent et la forme pronominale attestent qu’ils prennent l’autre en compte, se soucient en permanence du sort de l’autre. Ils sont juste magistraux car ils ont compris que tant que ce pronom réfléchi existe, ils sont sujets. Pour reprendre l’idée de Sartre, le sujet se construit dans l’intersubjectivité. Ca c’est mon interprétaton …

Nathalie Bourgeois